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Keith Haring : du street art sur un billet de banque ?

Par Lennert Willems, Matthias Hercot

En 2022, arrivait au musée un ancien billet de 100 francs belges dédicacé en 1989 par l’artiste Keith Haring. Quel fut le contexte d’une telle réalisation ?

100 BEF dedicated by Keith haring

En 2022, notre musée a fait l’acquisition d’un ancien billet de 100 francs belges dédicacé en 1989 par l’artiste contemporain Keith Haring lors d’une de ses visites en Belgique. Nous reviendrons, dans cet article, sur le parcours de cet artiste de renommée internationale, tout en s’intéressant de plus près à ce fameux billet de banque à l’effigie de l’architecte Henri Beyaert. Connu pour ses personnages aux graphismes si étonnants et particuliers, Keith Haring se distingue également par la grande dimension symbolique présente dans ses œuvres. Dans quel contexte une telle réalisation a-t-elle bien pu se placer ?  

Un homme nommé Keith Haring

Keith Haring working at the Stedelijk Museum in Amsterdam
Keith Haring à l'œuvre au Stedelijk Museum à Amsterdam, 1986 © Nationaal Archief
Keith Haring at work in the Stedelijk Museum in Amsterdam
Keith Haring à l'œuvre au Stedelijk Museum à Amsterdam, 1986 © Nationaal Archief

Né le 4 mai 1958 à Reading, dans l’état de Pennsylvanie, Keith Haring se passionne très jeune pour le dessin. Il rejoint rapidement New York, où il en vient à fréquenter les milieux du hip-hop et du graffiti. Il y trouve une forme de liberté, loin des galeries et autres institutions muséales.  

Le début des années 1980 marque un tournant dans la popularité de l’artiste. Souvent critiqué pour ses dessins jugés trop enfantins, Keith Haring se fait connaître grâce à ses œuvres dans le métro new-yorkais. Il affectionne tout particulièrement les panneaux publicitaires en vinyle noir laissés à l’abandon par la ville américaine. Il était alors possible d’y admirer les dessins si caractéristiques de l’artiste à la craie blanche accompagnés de slogans tels que « Art in Transit » ou « Crack is Wack ». Très vite, nombre de galeristes et autres collectionneurs se pressent afin de décrocher les œuvres du natif de Pennsylvanie et de littéralement sortir son art de la rue, le propulsant alors sur le devant de la scène artistique. Sa proximité avec Andy Warhol, chef de file du mouvement Pop Art, ne fera que renforcer sa volonté de rendre son art accessible à tous ! La seconde partie des années 1980 verra l’artiste s’exporter en dehors des États-Unis. Il peint, par exemple, une fresque à l’hôpital Necker-Enfants malades de Paris en 1987 et se rend, entre autres, en Belgique en 1987 et en 1989, où il produira de nombreuses œuvres.

Qualifiée d’engagée et militante, l’œuvre de Keith Haring aborde des causes universelles et actuelles telles que la lutte contre les inégalités et le racisme ou encore la lutte pour la recherche d’un traitement contre le SIDA. Keith Haring décède le 16 février 1990 des suites de complications liées à cette même maladie, diagnostiquée trois ans plus tôt. Il laisse derrière lui la Fondation Keith Haring, gérant les droits de ses œuvres, mais finançant surtout la recherche d’un remède contre le SIDA.  

Le billet-autographe

En juin 1989, dans le cadre d’une exposition personnelle, Keith Haring est présent à la Galerie 121 d’Anvers et se prête volontiers au jeu des autographes. L’un des visiteurs de cette exposition aurait alors demandé à l’artiste en personne de dédicacer son billet de 100 francs belges. Pourquoi le choix d’un tel support ? L’ancien propriétaire n’avait-il rien d’autre sur lui pour accueillir la signature de l’artiste ou bien était-ce une demande de ce dernier lui-même ?

Toujours est-il qu’il est possible d’observer, sur le billet, la signature de Keith Haring, la date de cette dernière abréviée d’un simple “89” avec une sorte de rond dans lequel se trouve le symbole “+”. Ce symbole récurrent dans l’œuvre de Keith Haring vient compléter sa signature et peut faire office d’élément d’authentification. Dans le coin supérieur gauche du billet, l’artiste représente un homme ailé, pouvant, selon l’interprétation la plus plébiscitée par la communauté scientifique, représenter Icare se brûlant au soleil et le déclin de la société humaine. Le côté critique de l’artiste envers la société n’est jamais bien loin. Keith n’en est pas à son coup d’essai et a dédicacé et orné de nombreux billets de banque durant toute sa carrière. Il est fort à parier, au vu du caractère populaire d’un billet de banque mais également du caractère critique de l’œuvre de Haring, qu’il s’agisse probablement là d’un acte délibéré de la part de l’artiste. Qu’existe-t-il de plus utilisé qu’un billet de banque ? Mais surtout quoi de plus intéressant à critiquer que le système monétaire d’une société capitaliste ? 

100 BEF dedicated by Keith haring
Billet de 100 BEF dédicacé par Keith Haring © Museum of the National Bank of Belgium

Un autre artiste sur le billet : Henri Beyaert

Henry Beyaert
Henri Beyaert © Museum of the National Bank of Belgium
National Bank of Belgium in Antwerp
Succursale de la Banque nationale de Belgique à Anvers © Museum of the National Bank of Belgium

Keith Haring n’a pas utilisé un support anodin pour tracer sa caricature. Il s’agissait de la coupure la plus utilisée de l’avant-dernière série de billets en francs belges émise par la Banque nationale de Belgique. Il serait donc légitime de s’attarder sur la figure d’Henri Beyaert et la conception du billet à son effigie.   

Henri Beyaert (1823-1894) était l’un des architectes les plus influents que la Belgique n’ait jamais connu. Eclectisme et libre combinaison entre innovation architecturale et héritage sont les termes qualifiant au mieux son œuvre. Figurent, parmi ses réalisations les plus reconnues, le parc du petit Sablon à Bruxelles ou encore la gare de Tournai.  Son plus grand mérite réside toutefois dans sa perception de l’architecture. En effet, les plus grands noms du mouvement aujourd’hui appelé Art Nouveau se forment et apprennent au sein de l’atelier d’Henri Beyaert ! Victor Horta ou même Paul Hankar y apprennent l’utilisation décorative du métal, la combinaison de matériaux colorés, l’esthétique des lignes fluides, l’importance du confort moderne mais surtout la notion que chaque bâtiment est une œuvre d’art jusque dans les moindres détails.   

Beyaert était attaché à la Banque nationale de Belgique du fait de, en 1859, sa collaboration avec l’architecte Wynand Janssens menant à la construction du siège historique de l’institution à Bruxelles. La seule partie aujourd’hui conservée de ce bâtiment est l’imposant Hôtel du gouverneur. Le reste fut remplacé dès 1948 par un édifice conçu par Marcel van Goethem. Henri Beyaert fut également choisi pour réaliser, en 1878, le bâtiment du siège anversois de la Banque nationale de Belgique, aujourd’hui dépourvu de ses fonctions bancaires mais toujours en place sur la Leopoldplaats. 

En tant qu’architecte belge de premier plan, la figure de Beyaert était un choix des plus logiques pour orner les billets de 100 francs de l’avant-dernière série en francs belges émis par la Banque nationale de Belgique. Cette série rendait hommage à différentes figures du milieu artistique du XIXe siècle et à leur discipline. D'autres coupures de cette série rendaient, entre autres, hommage au sculpteur Constantin Meunier pour les billets de 500 francs belges ou au poète Guido Gezelle pour les billets de 5000 francs belges. Le billet à l’effigie du célèbre architecte fut émis en 1978 et resta en circulation jusqu’en 1996. Le portrait central d’Henri Beyaert fut élaboré par l’artiste Anne Velghe tandis que le reste du billet est, quant à lui, à attribuer aux graphistes Yvon Adam et Manfred Hürrig et au graveur Charles Leclerqz.  

De nombreuses références aux réalisations architecturales de Beyaert se trouvent un peu partout sur le billet. Le recto du billet arbore des illustrations rappelant le bâtiment de la Banque nationale de Belgique à Anvers ou encore les clôtures du parc du petit Sablon à Bruxelles. Le verso montre, quant à lui, en arrière-plan de l’aplomb géométrique, des motifs inspirés de l’ancienne verrière couvrant les quais de la gare de Tournai.  

La valeur (artistique) du billet

Intéressons-nous désormais à la valeur, ou plutôt aux valeurs que représente ce billet-autographe. Comme toute monnaie libellée en francs belges, il a perdu, depuis l’introduction de l’euro, son utilité dans la circulation courante. Il reste certes la possibilité d’en récupérer sa valeur équivalente en euros auprès de la Banque nationale de Belgique. Le billet pourrait, à ce moment-là, être échangé mais perdre alors sa plus-value artistique. Ce dernier pourrait même être refusé car délibérément défiguré : un acte volontaire considéré comme une infraction pénale en Belgique ! Heureusement pour Keith Haring, une subtilité de la loi ne rend pas punissable le retrait définitif de la circulation des billets s’ils s’intègrent notamment dans des œuvres d’art !   

Pensé d’abord comme simple autographe, ce billet s’est vu attribuer une valeur artistique supplémentaire incitant son premier propriétaire à l’encadrer fièrement et à l’accrocher dans son habitation pour finir par être exposé et conservé dans un véritable musée ! 

Bibliographie  

  • J. Victoir et J. Vanderperren, Henri Beyaert, du Classicisme à l’Art Nouveau, Laethem-Saint-Martin, Editions de la Dyle, 1992. 

  • De fraaie frank: Belgische munten en biljetten sedert 1830, Bruxelles, Banque nationale de Belgique, 1989.  

  • A. Meirhaeghe, Sous la loupe : Henri Beyaert (1823-1894), Bruxelles, Musée de la Banque nationale de Belgique, mars 2006. 

  • S. Antoine, Sous la loupe : Marcel Van Goethem, l’architecte du siège principal de la Banque nationale, Bruxelles, Musée de la Banque nationale de Belgique, février 2014. 

  • J. Gruen, Keith Haring: The Authorized Biography, New York, Prentice Hall Press, 1991. 

  • A. Kolossa, Keith Haring: 1958-1990: een leven voor de kunst, Cologne, Taschen, 2007. 

  • P. Darren (ed.) et al., Keith Haring, catalogue d’exposition (Tate Liverpool, 14 juin-10 novembre 2019), London, Tate, 2019.